L’Indien en conserve ou l’histoire du génocide amérindien revisitée
Mettez un Indien dans votre vie!
Le Far-West à la maison pour 19 euros seulement !
C’est ce que clame Mulligan’s Tradition Inc., une entreprise américaine qui, dès la fin du 19ème siècle, propose de mettre les Indiens en conserve et de les vendre.
Pensons aux générations futures. Qui vont-ils pendre s’il ne leur reste plus d’Indiens ? Ne faudrait-il pas les préserver ? Les mettre en conserve ?
Absurde ? Visionnaire ? Cynique ?
Voilà en tout cas comment, un siècle plus tard, une famille d’Indiens en conserve débarque chez un couple de retraités français. C’est le point de départ de l’histoire. Première page, fond noir et tons ocres, trois Indiens en habits traditionnels dans l’obscurité de ce qu’on pourrait penser être un tipi. On tourne la page : banlieue de ville française à l’heure actuelle, un camion roule et livre un colis dans un appartement : une boîte et un mode d’emploi.
« Lancez-vous dans l’aventure Mc Mulligan’s » !
D’une flèche plantée au pied du lit du couple naît un arbre à flèches qui ne cesse de prendre de l’ampleur tout au long du livre amenant de plus en plus d’ « indianité » dans la vie du ménage. Petit à petit, leur appartement se transforme en Plaines du Wyoming que traversent des bisons, le couloir devient un canyon, les chercheurs d’or accourent. Les deux « mondes » se superposent et s’entremêlent, créant des situations absurdes et drôles.
Références historiques et satire
Les auteurs, Samuel Stento (peintre, sculpteur et scénariste) et Guillaume Trouillard, (scénariste-dessinateur) nous offrent vision satirique, très second degré, à la fois du monde moderne, mais aussi de l’histoire des peuples amérindiens telle que souvent racontée dans les manuels scolaires. Stento inclut en effet quelques références historiques, toujours sur un ton sarcastique, comme le recrutement de soldats amérindiens durant la Seconde Guerre Mondiale : « Cette libération vous est offerte par Mulligan’s Tradition » ; ou l’attribution de noms européens –comme ce fut le cas notamment à la Carlisle Indian School en Pennsylvanie, ouverte en 1879 (l’année où, tiens donc, Irvin Mc Mulligan a son idée d’Indiens en conserve).
Une autre date que l’on peut relever : 1885. Dans le livre, cela « marque en effet le début d’une providentielle et durable pénurie d’Indiens. » On peut peut-être établir un parallèle avec la Rébellion de la Saskatchewan en 1885 , qui opposa les Métis et Louis Riel au gouvernement Canadien, se termina par la plus grande pendaison collective de l’histoire du Canada et aboutit à un durcissement de l’Indian Act de 1876, par lequel les peuples autochtones se sont vus retirer de plus en plus de droits.
On peut aussi citer l’arrivée du photographe-ethnologue Edward S. Curtis qui crée ici le 21ème volume de sa collection célèbre et controversée « The North American Indian » en faisant poser la famille Sioux et le couple français devant son objectif. Pourquoi controversée ? Parce que si Curtis a constitué une collection d’images inédites et ainsi contribué à la mémoire d’un pan de l’histoire et des cultures amérindiennes, il est aussi critiqué pour avoir mis en scène ces images, immortalisé une majorité d’hommes dans des tribus parfois matriarcales, ajouté des accessoires traditionnels ou retiré des objets jugés trop modernes afin de rester fidèle à la vision occidentale de « l’Indien sauvage».
« L’Indien en conserve »: symbole de l’entreprise coloniale
L’idée de « l’Indien en conserve » qui sert de point de départ à l’histoire prend donc tout son sens : colonialisme, appropriation culturelle, idéalisation, méconnaissance, transformation, oubli voire négation de ce sur quoi se sont construits les Etats-Unis d’Amérique … L’Indien en boîte, figé, avec ses plumes et son arc, fidèle aux stéréotypes que l’on peut, nous occidentaux, avoir.
Cette BD joue avec les clichés sur les Amérindiens et elle le fait d’autant mieux qu’elle est bien documentée, notamment en ce qui concerne les références historiques, comme je le disais, et linguistiques –on y retrouve quelques mots en langues Lakota et Inuit. Et de ce fait, le second degré qui la domine requiert une lecture à deux niveaux : texte vs. dessin, conserve vs. nature, monde occidental du 21ème siècle vs. peuples amérindiens du 19ème siècle, histoires vs. Histoire, humour vs. gravité, réel vs. irréel.
L’histoire est racontée sous forme de journal tenu par l’homme français qui achète cette famille d’Indiens en conserve. Ce journal est entrecoupé par un bref historique de l’entreprise « Mulligan’s Tradition », ou un feuillet descriptif sur « L’Indien en conserve » (sa physiologie, son mode de reproduction, etc.), ou encore par le mode d’emploi de ces Indiens domestiques –une parodie des publicités et produits mettant en scène les stéréotypes qui collent toujours à la peau des Indiens d’Amérique dont cette « parfaite harmonie avec une nature généreuse et préservée ». Le style graphique est donc varié : illustrations pleine page à l’aquarelle, des planches de six cases carrées avec ou sans contour, des pages blanches contenant juste du texte en lettrage manuscrit et une série de petits croquis peints à la façon de pétroglyphes.
Finalement, à l’image de la nature reprenant ses droits sur le monde moderne, au fil des pages, le dessin prend le dessus sur le texte qui disparaît presque totalement. Le dessin à l’aquarelle, ainsi que les couleurs (dominante de brun-ocre) collent bien avec l’idée du journal ou carnet de voyage. La mise en page et le découpage sont originaux et le mélange de styles graphiques réfléchi révèle plus qu’il n’y paraît au premier regard. Enfin, la complémentarité entre l’image et les mots ajoute encore à la qualité de cet album qui a reçu le prix Fnac-Sinsentido et a fait partie de la sélection officielle d’Angoulême 2010.
Une BD hors du commun à découvrir, à lire et/ou à relire puisqu’elle a été rééditée en avril 2017 !
Editions de La Cerise, 2009. 104 pages. Réédité en 2017, avec des suppléments tels qu’un volet dépliant ou un bandeau pour faire sa boîte d’indien.
Guillaume Trouillard est par ailleurs un des fondateurs des Editions de la Cerise.
En savoir plus sur cette BD en écoutant le podcast de l’émission du 24 mai 2017 de Radio Grandpapier. Cette radio propose une émission mensuelle sur la bande dessinée à Bruxelles sur Radio Campus, 92.1 FM. Leurs podcasts sont disponibles sur leur site!
Je l’ai lu. C’est assez déroutant, très particulier, mais prenant. On a envie de continuer en tournant chaque page. Quel travail de scénario et d’imagination!
Le dessin est très beau, un travail à l’aquarelle remarquable, plein de vie et de mouvement. Le changement d graphisme selon le sujet est très judicieux et ajoute un rythme à l’ensemble.
Très beau.